Friday, May 04, 2007

Vendredi joli

C’est la coutume à Tana, le vendredi soir tout le monde sort pour aller passer du bon temps en famille ou chez des amis, suivi de la traditionnelle excursion en boite, au Karaoké, au resto ou au cabaret. Les plus branchés passeront une partie de la soirée sur le boulevard de l’indépendance à cuver du whisky en petits groupes au son grésillant des hauts parleurs des voitures alignées toutes portes ouvertes. Assis sur le capot, une Boston au bec, on attend le soleil matinal du samedi en échangeant des banalités. Les mélomanes se donnent rendez-vous au Piment Café, le jazz club en vogue de la ville. Affranchi des frais d’entrée modiques, on peut s’installer à une table et siroter une Three Horse Beer bien callé sur une chaise pliante bas de gamme made in China genre « Opération Solde d’été », le lot de 6 pour 19,99 Euros au Bricojardin de Montluçon. Les avant bras collé au bulgomme lui-même collé à la bière, on attend patiemment son assiette de frites ou la soupe Van Tan Mine commandées il y a une heure déjà. Juste avant le premier set, c’est généralement le moment d’interpeller la serveuse pour lui demander si elle n’avait pas remarqué un léger délai au niveau du service. Alors que la foule s’amoncelle dans la petite salle, et que les tables disponibles se font rares, elle vous annonce, l’œil vitreux et d’une mine désolée qu’il n’y a plus de frites à cette heure-ci. Bon, il reste de la bière ? Alors deux THB « mangatsika » (bien fraîches).

Le Piment Café a ses habitués, autant chez les musiciens que dans le public. Il faut venir assez tôt pour être sûr d’avoir une place, et pas celle de derrière le poteau ou bien la chaise BricoJardin ressoudée 50 fois par le copain du patron, celle qui vous laissera choir alors que vous regagnez votre table après avoir inspecté la cuisine en quête de trois patates à éplucher et balancer dans l’huile comme ça vite fait, quand même des frites c’est pas dur à faire – y pourrait se faire un max de pognon si ils commandaient 30 kgs de patates le vendredi matin. Les habitués du public, toujours bien placés et toujours les derniers à partir, viennent retrouver les habitués de la scène. Les jazzmen de Tana qui traînent leurs silhouettes de cabaret en cabaret et qui gardent le meilleur pour la fin, apothéose musicale d’un Vendredi joli : le Piment Café.

Ce soir là, c’est le pianiste Silo qui nous réunissait pour un concert en solo, qui par la suite c’est avéré être une scène ouverte à ses amis : le bassiste Toti et le batteur Nini. Sous des surnoms bi-syllabiques de Schtroumpfs malgaches se cachent trois talents exceptionnels de la musique moderne de l’Océan Indien. C’est Silo surtout qui impressionne par sa palette émotionnelle, la richesse de ses harmonies et la justesse de ses envolées lors de chorus qui peuvent durer 10 minutes sans cesser de surprendre, de faire sourire, de donner la chair de poule. La chimie créatrice de Silo est inqualifiable et varie selon l’humeur du moment. Courbé sur son piano, fiévreux comme Keith Jarret, il nous a servi un savant mélange fait de musiques locales saupoudrées d’harmonies brésiliennes, remplies de l’émotion d’un Bill Evans ou d’un Ibrahim Abdullah et finement relevées d’un soupçon de soul avec la grâce et la sensualité de Marvin Gaye. Le tout couronné d’une énergie débordante soutenue par le line-up Toti/Nini qui fonctionne à merveille. Discret mais ponctuant parfaitement les phrasés et les riffs du pianiste, le combo basse/batterie apporte une touche électrique percussive qui enflamme le public.

Quand la salle reprend en chœur les paroles des chansons de Silo, comme un hymne à la mélancolie qui hante la conscience collective malgache, une bouffée d’amour envahit le cœur. On oublie les frites et la soupe qu’on a toujours pas mangé. On s’en fout, au fond, d’avoir mal au cul sur ces chaises de pacotille mal rafistolées. On est bien, la chemise trempée de sueur parce qu’il fait chaud dans cette petite salle et les avant-bras collés au bulgomme fleuri. On est bien assis avec ses copains, à trinquer en fredonnant les refrains de Silo. Vendredi joli. Un soir sur terre. Un petit concert. La musique, quelques verres, l’amitié. C’est une simplicité partagée. Un moment d’émotion éphémère. Encore une bonne soirée au Piment Café.

be*mot © 2007

Thursday, April 26, 2007

Cadeau Bianco

Janvier 2007. L'Ile Rouge est encerclée de cyclones. Il pleut sur Tana, les côtes sont inondées, les vents en rafales couchent les palmiers sur les plages d'Est en Ouest, les averses ininterrompues s'infiltrent dans les cases en toit de raphia, dans les cours bétonnées des hôtels bon marché et font déborder les quelques caniveaux de la capitale. Début d'année pluvieux donc. Un samedi idéal pour faire quelques courses en centre ville. Hystérie du trafic Tananarivien, sous les cordes diluviennes, coincée dans les vapeurs lourdes des taxi-B et des 4X4 des ONGs, policier en faction, chemise blanche totalement trempée, sifflet rouillée et regard ombragé. Je change de file, coupe la ligne blanche. son regard croise le mien. Moment d'incertitude. Flottement de nos pensées au ralenti, au compte goutte. Va t'il? Va t'il pas?

Etait-ce un coup de sang? Un effet de raz le bol? Toute cette flotte qui colle à la chemise sans galons; et puis le sentiment d'injustice et la frustration toute policière de la corvée de circulation? Quand le coup de sifflet a retenti accompagné d'un signal de la main en direction de mon véhicule pour que je me gare sur le coté, j'ai compris qu'il tomberait des cordes avant que je sois sorti des griffes de cette personnification de la fonction publique malagasy.

Négociations houleuses tempérées par mes sourires forcés et des explications intangibles sur le code de la route franco-malgache et l'éventuelle flexibilité d'un agent de police envers un pauvre touriste, une blague de toto pour détendre l'atmosphère, je pointe du doigt un Taxi-B qui lui aussi coupe la ligne blanche dans l'indifférence la plus totale... Pourparler humides. Carte grise gonflée de pluie. Pas de permis de conduire sur moi. Pas de papiers d'identité non plus.

J'en viens donc à penser aux orphelins de la police... Après tout ce pauvre bougre n'a pas de chance: toute cette pluie, toutes ces voitures, les gaz d'échappement, le bruit strident du sifflet à longueur de journée, les vazaha récalcitrants et irrespectueux des règles de conduites élémentaires. En plus de me rendre ma liberté, un petit bonus façon BIANCO lui remonterait sans doute le moral. Le dilemme n'a pas le temps de s'installer, je fouille dans ma poche pour en sortir un billet à l'effigie d'une belle plage de Fort Dauphin. La corruption c'est simple comme une poignée de main... Ni vu, ni connu. Pas vu, pas pris. Au revoir monsieur l'agent. Bonne année !

Je remonte en voiture. Coup d'oeil dans le rétroviseur. L'homme redresse son képi et marche d'un pas décontracté vers le milieu du carrefour tout en rangeant son pourboire dans sa poche. L'air de rien il remet son sifflet rouillé au coin de la bouche. Circulez, y a rien à voir.

Ce n'est pas le premier flic que je soudoies. L'Afrique est une bonne école pour apprendre que tout code de la route est renforcé d'une fiscalité libre, invisible et appliquée selon les humeurs des agents de la fonction publique ou selon le nombre de barrages routiers. Tout ça ne contribue pas à remettre les caisses de l'Etat à flot, ni à restaurer les infrastructures publiques. J'en convient. Ca contribue simplement à nourrir des familles nombreuses de fonctionnaires qui touchent en moyenne 10 à 15 Dollars par mois (quand il sont payés), qui vivent dans des logements insalubres et ne bénéficient d'aucun avantage social. Bien sûr c'est pas non plus de l'aide humanitaire...

En tout cas c'est pas une passation de marché d'exploitation pétrolière au moyen orient, c'est pas un rachat d'équipe de foot par un magnat du gaz Russe, c'est pas un financement de campagne électorale présidentielle par la mafia sicilienne, c'est pas une concession diamantaire au prix d'un génocide, c'est pas les frais de représentation de feu l'ex-Président de l'ARC, c'est pas tout un tas de choses bien plus dégueulasses... mais ça laisse tout de même une impression bizarre.

Allez bonne route !

be*mot © 2007

Friday, March 30, 2007

Jazz à Tana

Ceux qui connaissent un peu Tana, savent la passion de toujours de la ville pour la musique en général. Pour fêter ses 50 ans, la chanteuse Anna a réuni un Big-Band avec toutes les stars du Jazz malgache pour nous interpréter les plus belles chansons d’amour…

Ce soir-là on était plutôt mal parti. J’avais eu l’autorisation de filmer le concert, mais un plus tôt dans la journée, Anna, l’organisatrice et chanteuse leader de la formation m’appelle pour annuler, car la chaîne de télé TV+ était aussi dans le coup et voulait absolument garder l’exclusivité des images. Du coup c’était râpé pour engranger une ou deux cassettes pour mon documentaire sur les jazzmen à Tana. J’en profite pour finir deux trois trucs au bureau. Je lève le nez du banc de montage, il est 18h30. Le concert commence dans une demi-heure ; il faut passer prendre Rado et Hentsoa ; il faut que Ben se prépare et je ne sais même pas où se trouve la salle en question. C’est un peu un classique, et comme on n’est pas à Paris, y a pas vraiment de raison de stresser pour ce genre de situation. Je chope un appareil photo et on s’embarque avec Ben et le reste de l’équipe dans la DDC-mobile.

On approche de la salle. Claquements de la section des cuivres au loin, envolées de la voix chaude et sensuelle d’Anna. Orchestration surréaliste pour le balai des 4x4 rutilants guidés par des agents de parking en combinaison fluo, lampes de guidage clignotantes en main. Land Cruisers blancs aux plaques minéralogiques couleur vert ambassade. Vert développement. En sortent des tenues de gala, des paillettes, des pingouins, des permanentes et des after-shave mondains. On se presse sous la pluie, soulevant la robe de soirée d’une main, tenant son carton d’invitation dans l’autre. Pas un mot ni un regard au garçon de parking, ni au portier. Un peu décalée notre fine équipe : Jeans troués, T-shirt froissé et barbes mal rasées. Les pieds dans l’eau et sans carton d’invitation, nous échangeons quelques regards. Même en rentrant le T-shirt dans le pantalon… rien à faire, on ne s’incrustera jamais habillés comme ça.

Alors on remonte en voiture, on passe chez Hentsoa prendre des chemises, se passer un coup de peigne et c’est reparti. Retour chez les pingouins qui nous dévisagent de la tête aux pieds. Palabre avec le service de sécurité, les organisateurs, alors que se termine le premier set. J’en profite pour faire un signe à des musiciens que j’avais rencontrés lors des séances de répétition. Anna vient finalement à notre rescousse et nous laisse entrer. Ouf !
Ambiance soirée dînatoire, tintement de couverts, le public s’affaire autour d’un grand buffet. Au salad-bar, on discute de programmes de développement, d’indices de pauvreté et des grands projets que les bailleurs de fonds ont pour Madagascar. Un peu plus loin, on échange des tuyaux sur l’import-export en se servant des lasagnes. Puis de retour à sa table, on rapporte à ses voisins les petits potins, on évoque les dernières entraves à l’épanouissement du secteur privé dans le pays, et l’on échange des cartes de visite sans même prêter attention au deuxième set qui commence.Sur scène, c’est l’extase. Après avoir soufflé les 50 bougies du gâteau, Anna passe d’un standard à l’autre avec l’aisance d’un vraie star de jazz. Face à son public, la chanteuse entame un « You don’t know what love is » sur des arrangements bien sentis avec un quatuor de cordes dans un style très simple mais très efficace, qui fait éclore toute la finesse des musiciens malgaches. Toutes les grandes chansons d’amour y passe, pendant que les couples se pressent devant la scène pour danser. Me faufilant entre les caméras de télévision, je tente de documenter ce petit moment de bonheur avec quelques photos. Les musiciens se font plaisir, ça se voit. La fête est une réussite.

Le Big Band comme communauté, la musique comme valeur commune, Anna en grande prêtresse, Madagascar en toile de fond…

be*mot © 2007

Valiha Style

Peut-être ne les connaissez-vous pas ; ils s’appellent Rajery, Doné, Justin… et ils sont stars à Madagascar et ailleurs. Leur talent : l’extrême dextérité et la subtilité de leur style musical à l’instrument typique des hautes terres de la grande île : le valiha. Découverte d’un instrument pas comme les autres…

Comme plein de choses à Madagascar, les origines du valiha, cette sorte de cithare tubulaire en bambou, sont Indonésiennes. Selon le style de jeu, ça peut sonner comme des instruments Chinois ou Japonais. A la base les cordes étaient issues du bois de l’instrument, mais maintenant les cordes sont en acier, ce qui enlève le côté étouffé à l’ancienne et rend une sonorité plus métallique qui s’adapte bien à l’amplification et l’utilisation moderne du valiha, au grand damne des nostalgiques qui préfèrent la folk romantique et intimiste au rock-trad malgache… Il faut dire qu’il est classé parmi les instruments traditionnels.

Les stars de valiha sont des gars simples, des amoureux de la musique traditionnelle et sont très fiers de porter le patrimoine culturel de leur région. Il faut aussi dire qu’à l’époque royale, l’instrument était voué à l’usage des nobles uniquement ; donc sa pratique est symboliquement forte – même si le valiha s’est popularisé. Désormais, dans les campagnes de la république malgache, on en joue pour les fêtes familiales, religieuses ou cultuelles.

Côté technique, on joue à deux mains en pinçant les cordes avec les doigts. Les pros se laissent pousser les ongles, c’est plus facile et ça sonne mieux. Comme ça n’est pas une guitare, ni une cithare très évoluée, le valiha n’offre qu’une tonalité pour faire la première ou la deuxième voix dans un groupe ou pour accompagner les chants. 
Les artisants spécialisés dans la fabrication de valiha donnent chacun un nom à leur instrument selon la forme qu'ils lui ont donnée. Par exemple, le valiha qui a la forme d'une valise est appelée « valiha vata », celui qui a la forme d'une pirogue, « valiha lakana ». La section du bambou a été même parfois agrandie pour avoir un gros valiha ou un valiha géant (donnant une palette de tonalités plus graves). Aujourd’hui quelques luthiers en Europe et aux USA font des variantes en bois et en fibre de carbone. 

D’autre part le valiha a aussi évolué et on peut maintenant trouver de la valiha chromatique. Enfin, on ne va pas vous ennuyer avec les trucs de zicos…

Pour tenir la valiha, vous pouvez faire comme la dame de la photo, en le posant sur les jambes ou encore en le coinçant sous l’aisselle. Évidemment, il existe des sangles ou des astuces pour permettre un confort de jeu idéal. Les pros sont tellement à l’aise qu’au lieu de pincer les cordes ils les frôlent à peine…

Présent au cœur des cérémonies religieuses et des séances de guérison par spiritisme, le valiha tirerait son nom du mot "valahara" qui signifie à la fois l'enceinte et le créateur. Selon Rajery, un grand joueur : "Elle est l'enceinte de Dieu, l'instrument de la vérité." Le valiha s’est infiltré partout dans l’univers musical de l'île : le Tsapiky du Sud, le Saleguy du Nord, les airs envoûtants Sakalava. Les ambassadeurs da la musique malgache sont nombreux. Parmi les plus connus en France, Justin Vali (pas mal le nom). Signé chez Label Bleu, Real Word records, l’artiste rivalise de créativité avec son collègues Rajery, qui lui passe un peu plus de temps à Madagascar.

Quoi qu’il en soit, vous trouverez suffisamment de CD de valiha chez votre disquaire préféré pour vous faire une idée des sonorités de l’instrument. En quelques sortes vous pourrez préparer vos oreilles à la beauté de la grande île qui, décidément, n’en finit pas de nous charmer les sens…

be*mot © 2007

Kely et Samba

Que serait la maison que nous habitons dans le quartier de Soavimbahoaka sans Kely la chienne et Samba le chat? Sûrement un havre de paix. Kely est une chienne de race non déterminée, sorte de croisement entre un lévrier et un lémurien, d’où sa grande taille, sa maigre silhouette, sa carcasse aérodynamique et son air con. Son nom vient du malgache « kely » qui signifie “petit”, et lui fut donné par Ann, l’épouse de Colby (voir interview dans ces pages).

L’emploi du temps quotidien de Kely se découpe de la manière suivante: aboyer sans raisons dans le jardin, sentir le cul de la tortue, observer un pan de mur pendant des heures avec les oreilles en arrière, gober des mouches, des moustiques et des libellules les jours de fête, et enfin se niaquer l’entre-pattes sur le canapé du salon, dans une posture on ne peut plus ridicule. Mais s’il est une activité que Kely prise par-dessus tout, son “pêcher mignon” (comme diraient les Anglais) voir sa “raison d’être” (comme diraient les Américains), c’est de harceler Samba. Samba est un chat gris, de race indéterminée lui aussi, très maigre lui aussi et, comme tout bon chat qui se respecte, il a lui aussi un air très con figé sur sa gueule de chat. Son nom vient du portugais « samba » qui signifie bossa nova. Son planning est indéterminé car il est très souvent en déplacement, mais lorsqu’il séjourne à la maison, Samba apprécie de manger des croquettes en faisant du bruit, réclamer plus de croquettes même si son auge déborde déjà, parce qu’il aime bien quand on lui verse les croquettes, et surtout miauler sans raisons, ce d’une façon insupportable et de préférence à trois heures du mat.

Chaque soir, quand nous rentrons du bureau, le rituel est le même. Très procédurière, Kely aime nous faire la fête en bonne et due forme, et l’accueil qu’elle nous réserve est une cérémonie millimétrée.

En descendant de la voiture, on peut déjà apercevoir deux naseaux dépassant sous le portail souffler un épais nuage de poussière. La truffe disparaît brutalement en heurtant le portail, et l’on entend un gémissement qui rappelle celui de Chewbaka dans Star Wars. Ensuite, alors que l’on pénètre dans le jardin, elle bondit sur l’un de nous et nous donne un coup de boule sur la main. Ses origines lévrières prennent soudainement le dessus sur son lémurienisme, et elle disparaît pour faire trois fois le tour de la maison à la vitesse de la lumière. A peine le temps pour nous de glisser la clé dans la serrure qu’elle vient se fracasser de plein fouet sur la porte d’entrée. La porte s’ouvre, et elle nous coupe le chemin pour réintégrer au plus vite son poste d’observation du bas du mur du salon, les oreilles en arrière comme il se doit.
Un miaulement retentit soudain dans la nuit. Les oreilles de Kely se dressent, sa gueule inexpressive s’anime d’un air indigné et elle disparaît dans le jardin. Elle réapparaît quelques secondes plus tard avec la tête de Samba dans sa gueule. Elle secoue le pauvre chat dans tous les sens tel un vieux jouet en caoutchouc. Cela dure quelques minutes, puis les deux marquent une pause, durant laquelle Kely tient le malheureux Samba, hébété, en respect, et les deux regardent dans le vide dans des directions opposées, et ce de leurs airs respectifs les plus cons.
Kely et Samba. Un début de soirée classique à Soavimbahoaka…

BeN © 2007

Voyage en Androy

C'est à la veille de mon départ à la Réunion fin janvier que Bertrand m'apprend l'heureuse nouvelle : Rado, le cameraman prodige de DDC sera retenu par des obligations filmiques de dernière minute. C'est donc moi qui le replacerai au poste de directeur de la photo pendant la semaine de tournage du film Objectif Sud qui débute dans dix jours, au lendemain de mon retour de réunion avec les Créoles. J'en trépigne d'excitation, et ce pour deux raisons : d'abord l'idée de me retrouver derrière la caméra pour mon premier "vrai" tournage en province, et d'autre part la perspective de découvrir l'Androy, mystérieuse région du sud de l'Ile Rouge. Quand je dis "premier vrai tournage en province", c'est sans compter une courte excursion de deux jours fin novembre dans la forêt tropicale de Vohimana, à deux heures de Tana, en compagnie de Bertrand, Hentsoa (notre impayable assistante de production), et d'une flopée de lémuriens anonymes dans le cadre d'un documentaire sur la valorisation des plantes aromatiques et médicinales commandé par l'IRG, un institut de recherche Américain.
Cette fois, il s'agit d'un film rendant compte de l'activité d'Objectif Sud, programme de l'ONG française GRET ( financée en majeure partie par l'Union Européenne). En deux mots, ce programme vise a développer l'Androy, région extrêmement pauvre et régulièrement affectée par la sécheresse, principalement au travers de micro-crédit aux villageois et de recherche agricole en collaboration avec les paysans. Jusqu'à la semaine précédant le tournage, le script est celui d'une fiction mettant en scène un jeune antandroy (contrairement à l'idée reçue, les habitants de l'Androy sont des Antandroys, et non des androïdes); un jeune Antandroy, disais-je, qui a quitté sa région natale pour tenter sa chance dans les mines de saphir de l'impitoyable Ilakaka. Carlos, c'est son nom, rentre au village pour se rendre au chevet de son père malade du palus et, préoccupé par le devenir de l'entreprise familiale de commerce de zébus et produis dérivés, fait appel à Objectif Sud afin d'être lui aussi micro-débité. Le père, quant à lui, succombe au palus et on organise une grande fête pour célébrer sa promotion au poste à haute responsabilité d'ancêtre, non sans sacrifier son cheptel de zébus (je sais, c'est pas ça qui va arranger les affaires, mais la tradition c'est la tradition).Si je me permets de vous raconter la fin, c'est que ce script n'a pas été retenu, et qu'au dernier moment sont apparues des divergences entre les responsables du programme et la coordinatrice du film pour l'ONG à l'origine dudit scénario. Bref, à quelques jours du début du tournage, on remet en question ce que devrait être ce film de vingt-six minutes. Fiction? Documentaire? Docu-fiction? Institutionnel? "Tout public"? D'un côté on veut dresser un bilan flatteur de l'action de l'ONG (le film s'adresse entre autres à des bailleurs de fonds, l'année où le GRET souffle ses trente bougies), de l'autre mettre en lumière des barrières culturelles, les limites de la vision et de l'action d'une organisation d'européens dans un endroit du globe où l'on ne partage pas forcément les mêmes valeurs. Finalement, ce sera un documentaire.

C'est un lundi matin nuageux que Njiva (prononcez Dziv), l'ingé-son ("l'homme perche", il fait 1,90m) et moi embarquons sur un vol AirMad. Une heure vingt de turbulence plus tard, nous voici arrivés à Fort Dauphin où nous retrouvons Marley (prononcez Marley), le chauffeur mis à notre disposition par l'ONG. Direction Ambovombe, "chef lieu" de l'Androy où est basée Objectif Sud; techniquement à moins d'une heure à vol d'oiseau. Malheureusement, nous ne sommes pas en oiseau mais en pick-up, et la région est très enclavée. Il nous faudra donc quatre heures pour rallier Ambovombe et enfin apercevoir les cactus et autres arbres épineux qui sont le signe distinctif de la région. Car en plus de souffrir du manque d'eau et de nourriture, les Antandroys sont condamnés à vivre dans un monde où il faut toujours faire des détours ou savoir sauter très haut pour éviter les cactus ( qui par ailleurs produisent un des uniques aliments en cette période de soudure : la raquette, petit fruit acidulé à la chair jaune). Un monde où l'on a par conséquent vite fait de se retrouver criblé d'épaisses épines.

Nous arrivons à Ambovombe à la tombée de la nuit. Là nous attendent Magali, la coordinatrice du projet pour Objectif Sud, et Hanitranaina, dite Hanitra (prononcez Andj) la réalisatrice du film déjà sur place depuis une semaine pour les repérages.
Hanitra est une réalisatrice free-lance résidant à Tana et contractée pour l'occasion par DDC. C'est avant tout une amie avec laquelle nous avons écumé les karaokés de la capitale ; une malgache de vingt huit ans qui a grandi dans la région parisienne et étudié le cinéma aux Etats Unis, avant de décider de s'installer dans son pays d'origine il y a deux ans.

Le planning de tournage est serré; en une semaine nous devrons interviewer les acteurs de toutes les branches du programme, faire parler les bénéficiaires dans les villages et d'une façon générale filmer la vie quotidienne en Androy. Toute cette semaine, nous allons donc suivre Andry, un jeune Antandroy parti étudier la gestion à l'université de Tana, et de retour à Ambovombe pour les vacances. Il profite de son séjour pour rencontrer les différents acteurs d'Objectif Sud, qu'il connaît pour la plupart, et se renseigner sur leur action dans la région. C'est le scénario de dernière minute pour lequel a opté Magali, et qui offre l'avantage de mettre en scène des échanges entre un Antandroy et les différents acteurs plutôt que des interviews "classiques".

Le temps de faire connaissance avec Magali autour d'un sakafo (repas), et le tournage démarre par la veillée d'Andry et ses amis Ambovombiens, réunis autour de lampes à gaz pour chanter et deviser sur la contribution de l'ONG au développement de leur région.

Le dialecte parlé en Androy est l'Antandroy. Njiva le comprend dans les grandes lignes ( il a déjà participé à plusieurs tournages dans la région ), et la plupart des gens ici comprennent le malgache des merina (ethnie des hauts plateaux ). Les animateurs Antandroys d'Objectif Sud, quant à eux, parlent tous couramment français. Cela dit, l'intégralité des dialogues et interviews filmés sera en Antandroy. Le rôle d'interprète revient donc à Andry qui, dès cette première soirée de tournage, se montre très naturel devant la caméra et met à l'aise les autres intervenants du film. Une fois cette première scène dans la boîte, Njiva et moi pouvons rejoindre l'humble maisonnette mise à notre disposition, pour une courte nuit de sommeil. Il faudra en effet se lever avant le soleil pour capter les "magic hours", et avoir assez de temps devant nous avant que la lumière du soleil ne devienne trop intense, sur les coups de onze heures. Manque de chance pour nous (mais coup de chance pour la région), le soleil n'est pas au rendez-vous et on annonce même de la pluie, chose rare en Androy. C'est donc sous un ciel oscillant entre blanc et gris que débute cette semaine.

La première journée est dédiée à des scènes dans les différents locaux d'Objectif Sud à Ambovombe, l'occasion d'un premier contact avec cette petite ville aux rues bordées de cactus. À l’exception de français travaillant pour l'ONG, dont l'inévitable antenne "Micro Finance" siège sur la place centrale de la ville, on ne croise pas l'ombre d'un "Vazaha" (étranger ). Du coup, notre présence, ajoutée à celle de la caméra, attise la curiosité et on s'habitue vite à tourner en permanence avec une vingtaine de "zaza" ( enfants ) derrière nous, qui observent les scènes d'un air sage, amusé et captivé. Là où nous passons, ce n'est bien entendu jamais inaperçus, mais les regards braqués sur nous sont tous emprunts de bienveillance et personne ne nous refuse un sourire. Les gens sont curieux et, comme le fait remarquer Andry, on a ici à coeur d'accueillir chaleureusement les étrangers. Ca peut bien sur sembler banal, une vision de carte postale, mais ce n'est pas évident quand on considère la pauvreté ambiante. On pourrait s'attendre à moins de sympathie, plus d'ammertume à l'égard de vahazas aisés qui viennent quelques jours documenter la misère.

Dès la matinée du deuxième jour, nous quittons Ambovombe pour aller à la rencontre des habitants des villages avoisinants, bénéficiaires des programmes de l'ONG. Dans le village de Maroalmenty, comme ce sera le cas dans les autres villages le reste de la semaine, ce sont des hordes d'enfants qui nous accueillent et Njiva hérite très vite du rôle de " perchman / animateur de zaza ", qui consiste à détourner l'attention des enfants de la caméra pendant que je filme, tout en continuant à prendre le son. Nous sommes là pour filmer une réunion entre les agents de crédit et les chefs de village ( sachant que la majeure partie du village est présente ). Avec l'aide d'Andry qui, une fois de plus, explique parfaitement aux différents intervenants la finalité du film et ce qu'on attend d'eux en leur faisant oublier la caméra, les échanges que nous filmons sont riches et les paysans saisissent cette opportunité d'exprimer entre autres leurs réserves vis à vis du programme. Il ressort principalement que l'argent octroyé pour développer leurs activités leur permet tout juste de survivre en ces temps de "kéré" (soudure).

Quand nous quittons Maroalmenty, les femmes nous promettent des danses et des chants traditionnels si nous revenons l'après-midi. A notre retour, les villageoises nous attendent vêtues de leurs plus beaux "lambas" ( grandes écharpes de soie ). Les hommes, quand à eux, ont orné leurs têtes des traditionnels chapeaux coniques Antandroys et ont dans leurs mains des "lefonas" (lances). Plus d'une centaine d'enfants surexcités forme un cercle autour des danseurs, qui commencent à taper des pieds en cadence en brandissant leurs lances, alors que les femmes se mettent à chanter. Tous forment ce que je décrirais comme une chenille Antandroy, qui ondule au rythme du chant des femmes et des vocalises rythmiques de l'assemblée, formant un ensemble parfaitement harmonique. Ca ne manque pas, on invite le "grand Vazaha au grand nez" ( tel qu'on m'appelle Maroalmenty ) à poser sa caméra et à venir danser. Bien entendu. Njiva se saisit dans la foulée de la caméra afin d'immortaliser ce grand moment d'embarras pour la race Vahaza. Abandonnant tout espoir d'impressionner les femmes du village avec mon déhanché, et misant plutôt sur un public nombreux d'une moyenne d'âge de six ans et demie, j'exécute une chorégraphie librement inspirée de Rabbi Jacob devant l'assemblée de zazas hilares . C'est un triomphe.
Ces moments dans les villages, danse mise à part, resteront parmi les plus forts... à moins que ce ne soit l'effervescence du marche aux zébus hebdomadaire ou cette fin d'après-midi surréaliste chez l'Ombias, sorte de sorcière guérisseuse qui, ce jour là, provoqua une sacrée transe chez ses patientes...

Au terme de cette semaine, une quinzaine d'heures de film, a présent entre les mains de Hanitra pour le montage...
Et bientôt sur vos écrans !